J'ai toujours eu une relation singulière aux mots. L'un de mes plus lointains souvenirs à ce propos : j'ai quatre ou cinq ans, et je questionne sans cesse mon père, afin d'obtenir la définition de certains. En voilà un étrange ? Je demande à mon père qu'il le définisse. Lorsqu'il s'exécute, il use parfois d'un autre mot, ou d'un nouveau concept. Je trouve cet exercice très intéressant. Je me familiarisais, bien longtemps avant Internet, avec le concept de l'hyperlien. Car si mon père évoquait, dans sa définition, un mot ou un concept nouveau, je lui demandais derechef de définir cet objet – mot ou idée. Je crois qu'il était doucement exaspéré, un brin dépassé. Il me semble lui avoir demandé quand ce jeu se terminerait (je ne disais pas jeu, mais la curiosité éblouie de l'enfant l'entraîne souvent dans le voisinage du ludisme)... On arrive bien au bout des définitions, un jour, et il est possible de tout connaître, n'est-ce pas ? Il m'a fait savoir que cet exercice pouvait s'étirer presque infiniment. Quel émerveillement, mais quel vertige ! Aussi ai-je entrepris, à la suite de cette révélation, de devenir un petit philosophe. J'ai imaginé qu'en allant sans cesse au bout des mots, de leurs définitions, on trouverait bien la fin. Ma conclusion enfantine avait été la suivante : à force de décomposer sans relâche les mots, les mots dans les mots, les mots dans les mots dans les mots, on doit éventuellement en venir à des concepts et des éléments très simples. Comme des objets grossiers (des cailloux, ou toute chose qui s'observe dans la nature, par exemple), des choses évidentes, directement observables, comme des couleurs... Des éléments se laissant cerner, qui ne peuvent plus être décomposés. Enfant, j'aurais certainement aimé l'étymologie si j'y avais été initié. Idem pour la science d'Aristote.
Sinon, ma sœur m'a rappelé qu'enfant, lorsque je faisais usage d'un beau langage, la fratrie pouvait en faire un objet de taquinerie. Un épisode me revient. Il est question, dans mon cas, du même âge : quatre ou cinq ans, je crois bien. « Attention, il ne faut pas faire ça, papa va être furieux ! » Furieux. Un mot si simple. Cela les aurait amusés... Il est rare que j'emploie cet adjectif, de vive voix, aujourd'hui. En bon Québécois simple, paresseux, pétri de complexes linguistiques, je dis fâché, tout simplement, contrairement au jeune moi-même.
Dans la vingtaine, ma mère m'a relaté une anecdote. Elle a fait allusion à la même période de l'enfance. Il avait été question de nommer un animal, de la même famille que l'écureuil. On pensait que c'en était un. Je m'étais opposé. Ce n'était pas un écureuil. C'était un tamia. Il paraît que cela avait fait grande impression sur mon grand-père, lui-même assez enclin à l'exactitude, et amoureux des mots. Pourtant, nous n'étions pas une famille aux penchants encyclopédiques, ou plus précisément apte à nommer toutes les espèces animales. Des gens intelligents, certes, mais pas nerds.
Adolescent, jeune adulte, des mots inconnus me venaient en tête. De beaux mots, sophistiqués, étranges. C'était comme être abreuvé par un dictionnaire discret. J'étais souvent surpris, il va sans dire. Je ne lisais pas beaucoup ; très peu. Je me ruais sur un dictionnaire, un vrai, en chair et en os, enfin, c'était moi, ça, chair et os ! donc plutôt en papier et en carton... J'avais ainsi la confirmation que ce mot, que j'avais appris à mon insu, glané dans un instant éphémère, aimanté avec ma sensibilité, décrivait parfaitement un sentiment, une idée ou une scène dont j'étais le témoin.
Les mots sont mon palais. Et je souscris à l'idée d'Amélie Nothomb, qui affirme que le langage est le plus haut degré de réalité.
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